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Septembre/Décembre 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La photographie d’animaux n’est pas chose simple. Photographier un animal revient toujours à l’anthropomorphiser. D’un côté, la photographie y gagne : elle y gagne une image de l’homme. Et toutes les photographies qui sont présentées ici sont peut-être d’abord des portraits non pas de visages humains, car l’on n’en trouvera pas, mais des portraits d’une idée de l’homme, si tant est que cela soit possible.

 

La photographie y perd aussi : elle y perd l’irréductible présence indéchiffrable de l’animalité, c’est-à-dire de modes d’existence invinciblement exotiques au nôtre et qui le resteront à jamais. Cette présence, il appartient au photographe de parvenir à en capter l’écho déformé, flou, toujours fuyant, imparfaitement mis au point. D’où mon choix de ne jamais faire de mise en scène (au-delà des inévitables choix d’angles, de focales, d’incidences, etc.) : je prends l’insecte tel qu’il se présente à moi. Je n’y touche pas. Un autre choix est celui de travailler avec un bridge numérique très simple qui me permet, non seulement de conserver mes vieux réflexes argentiques (imaginer à l’aveugle ce que sera l’image et n’aimer que les photos qui peuvent rater), mais qui surtout refuse trop de netteté technique, de perfection lisse comme si l’animal prenait la pose, et n’a pas recours à des téléobjectifs trop puissants ni trop volumineux pour que l’appareil ne puisse pas faire autrement que de prendre part au milieu le plus immédiat de l’insecte et à lui devenir compatible. La meilleure photo d’animal est celle qui saisit ce qui de lui ne peut que nous échapper, et cela ne peut jamais être distinctement visible. La photographie est un travail de la mémoire : elle est imprécise par destination. Ce n’est pas qu’elle nous donne la présence des êtres et des choses de manière imprécise, mais elle nous donne très précisément que toute présence est l’imprécision même. L’image doit être fidèle à cette exigence.

 

Plus on regarde vers les petits êtres, et plus le monde devient grand et opulent. Au contraire, regarder vers l’espace rend le monde plus étroit et plus angoissant. Quand on demandait au généticien John B. S. Haldane comment il définirait le caractère de Dieu, il répondait : « un amour immodéré pour les coléoptères ». Ou les insectes en général tant leurs variétés sont riches de milliers d’espèces différentes. On ne voit jamais une sauterelle (et bien souvent ce que nous appelons ainsi n’y correspond pas du tout) : nous voyons une grande sauterelle verte, une decticelle, une éphippigère, une leptophie, et ainsi de suite (sans parler de toutes leurs sous-espèces). Il nous faut réapprendre ces noms oubliés.

 

La brève série d’été exposée aujourd’hui prend pour sujet des cigales toutes simples comme on en trouve communément en France et telles qu’elles sont déjà, dans l’imaginaire collectif, un cliché remâché sur la Provence. La gageure était d’essayer d’en extraire autre chose : en prenant la photo d’une photo toujours prise à l’avance par des préjugés communs. Deux espèces dominent dans la région : la cigale de l’orne (plus petite) et la cigale plébéienne. Elles sont représentées ici. Ces photographies retiennent trois moments de la vie de la cigale avant et après sa célèbre mélopée méridionale : la sortie de l’exuvie quand l’insecte n’est pas encore tout à fait apte à « chanter » (c’est en réalité une stridulation de son abdomen), son exuvie elle-même qu’il abandonne derrière lui et est la part de lui étrangère au chant, son cadavre qui ne chantera plus. Mes images se veulent l’écho mélancolique d’un chant absent : elles cherchent à faire venir les sons dans l’image.

 

Les cigales vivent plusieurs années sous terre à l’état larvaire avant de ne vivre pendant trois ou quatre mois que de chanter pour se reproduire. La photographie essaie de retenir cette part souterraine d’un insecte qu’on ne cesse de chercher dans les hauteurs, au-dessus de nos têtes, mais que nous ne pouvons trouver qu’à hauteur d’homme, ou mieux : que si nous nous plaçons nous-mêmes à hauteur d’insecte.

 

Jean-Michel Durafour

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