Le roman noir futuriste selon Benjamin Fogel

Je connaissais Benjamin Fogel pour son travail éditorial voué aux livres de cinéma au sein de Playlist Society. Nous nous sommes rencontrés au salon du livre de Paris en 2019, à l'occasion de l'émission de “On aura tout vu” (France Inter) consacrée aux éditeurs de cinéma. Il m'a alors appris qu'il sortait chez Rivages/Noir La Transparence selon Irina. J'ai découvert ainsi l'auteur. Et quel romancier ! Plongé dans son texte, je n'ai pas vu les heures passer, happé dans ce monde de 2058 où les vies des citoyens sont régies par le Réseau, leurs données personnelles désormais accessibles par tous en ligne. La transparence, devenue la norme, est combattue par les « Nonymes » attachés aux replis et aux zones d'ombre dans leurs vies réelle et virtuelle, ne comprenant pas comment font « les rienacas – ceux qui n’ont rien à cacher – pour accepter que l’on sache tout d’eux, tout le temps ». Plus radicaux, les « Obscuranets » sont prêts au pire pour renverser cette dictature de la transparence. Si l'anticipation règne dans ces pages – comme en témoignent les annexes et le lexique des mots du futur en fin de livre – la trame s'avère actuelle, rendue fiévreuse par l'enquête policière, la chronique sociale et la fable dystopique, matière chorale ardente que traverse un florilège de personnages, entre autres Camille (fille ou garçon ?) obnubilé(e) par la charismatique et intraitable Irina.
Un dispositif romanesque proche et les mêmes intensités œuvrent dans Le Silence selon Manon, récemment publié chez Rivages/Noir. Cette prequel, qui tourne autour d'un attentat perpétré le 13 juin 2025, prend la question de la transparence par l'autre bout, sur fond de rapports de force entre hommes et femmes. Il s'agit pour le leader du groupe Significant Youth et pour Sébastien Mille, depuis le Service central de renseignement criminel, de dénoncer l'impunité que favorise l'anonymat sur les réseaux sociaux : elle « rend possible la prolifération de la haine sur Internet, tout en empêchant de mettre hors d'état de nuire celles et ceux qui l'alimentent ». Les individus incriminés sont les incels – pour involuntary celibates –, des hommes esseulés, convaincus que la libération féministe est à l'origine de leur célibat forcé, fédérés en « escadrons de l'ombre » pour harceler en ligne, voire menacer physiquement les femmes et les mâles alpha qui volent leurs conquêtes potentielles. À leur tête, la figure un rien Mabuse de KenKillER, mais aussi un leader malgré lui plus complexe, pris dans ses contradictions, tour à tour abject et touchant, dans la pure tradition du roman noir.
Les interactions intimes malmenées, la frustration l'emportant sur l'empathie, l'intégrité de soi brouillée, les antagonismes instrumentalisés, les réactions en chaîne démultipliées, l'ensemble s'apparente à une foire aux atrocités digne de l'univers de Black Mirror, lesquelles peuvent entraîner de sidérantes flambées de violence dans une prose que Benjamin Fogel rend implacable – le chapitre central (« 13/06/25 ») en est un morceau de bravoure. Des solutions radicales existent-elles pour en sortir ? Comment faire en sorte que la justice soit un instrument de la construction sociale, ce qui suppose de quitter les cadres figés ? Rien n'est moins simple. Et c'est bien la force de ce roman : il n'impose pas de réponses claires, sinue dans un monde de faux-semblants, de mensonges n'épargnant personne (cette maison du Verdon, de conception écologique, qui devient un cauchemar), pas même les progressistes ou les mieux intentionnés ; à commencer par Simon de Christo, cheville ouvrière de My French Réseau prônant la connexion avec sa véritable identité, qui se débat avec ses acouphènes, aime la sourde et muette Manon du titre – de superbes pages vous attendent sur le monde du silence – et se rend responsable de « saloperies » à la mesure de celles perpétrées par les sphères masculinistes.
Passionnant, le diptyque de Benjamin Fogel nous plonge dans des lendemains préoccupants, des surlendemains sinistrés, pour interroger les dérives d'une humanité cédant à l'exaspération technologique et hypermédiatique de ses pulsions. Les deux romans pourraient figurer en bonne place dans le stimulant essai d'Ariel Kyrou, Dans les imaginaires du futur (2020), aux côtés notamment des productions de J. G. Ballard largement mentionnées – du reste, l'une des héroïnes du Silence selon Manon lit Le Monde englouti et Vermilion Sands, et plusieurs moments du roman m'ont ramené au verbe ciselé de Sauvagerie (1988) saisissant au plus tranchant la violence proportionnelle à la logique ultrasécuritaire de Pangbourne Village.
De la transparence au silence, Benjamin Fogel remonte le cours de catastrophes imminentes ou réelles, entretisse ses textes en parcourant un large spectre de l'expressivité pour traquer les significations. Et celle qui a la réponse la mieux adaptée n'est pas forcément celle qui parle le plus fort ; à l'Irina offensive, prolixe en théories controversées, répond Manon, certes silencieuse, mais « haussant tout juste les épaules, d'un air de dire : “Comment savoir si tout cela a un sens ?”»
Guy Astic