Je pense donc où suis-je ?
Vous n'y aviez probablement pas encore songé mais le confinement peut être l'expérience des confins et de la fin des confins.
Dans son nouvel essai, Où suis-je ? Leçons du confinement à l'usage des terrestres, la thèse du philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour est simple : le confinement, si l'on en tire toutes les conséquences - que l'auteur déroule pour nous à partir d'une passionnante relecture de la Métamophose de Kafka et du devenir-termite de l'être humain -, peut nous libérer. Il nous délivre d'un certain modèle de développement d'espèce et d'une manière de vivre sur terre, et non pas avec Terre (ou ce que Latour, reprenant le mot de Lovelock et Margulis, a ailleurs appelé Gaïa). "D'un côté, la liberté est brimée par le confinement, de l'autre, nous nous libérons enfin de l'infini."
Notre affaire s'est construite dans l'histoire humaine en trois temps (en réalité 2 + 1 programmatique) :
a) Tout d'abord la religion - prémoderne - a séparé le monde en deux, entre une couche matérielle, où nous vivons et souffrons, et une couche "spirituelle" supérieure où nous sommes destinés à vivre heureux si nous agissons comme il convient. "Fin apparemment du confinement : enfin une porte de sortie - du moins pour les morts roulés dans leur linceul."
b) La modernité a ensuite laïcisé, sécularisé cet ordre des jours. On a rematérialisé le monde spirituel, c'est le progrès, l'abondance promise par l'économie ; le définitif devenait empirique. Mais en faisant cela, le confinement des êtres humains est devenu pire car les modernes ont dans ce monde rendu impossible notre '"aterrissage" : "Si l'appel du paradis empêchait les peuples d'agir, l'impossible réalisation du paradis sur terre a fini par paralyser toutes les formes d'action 'pour s'en sortir'."

c) C'est là qu'intervient le confinement en ce qu'il nous invite (on connaît ce leitmotiv latourien) à remettre en cause les oppositions modernes binaires entre nature et culture, animaux et humains, sujet et objet, et ainsi de suite, par quoi il croise le chemin de la nouvelle urgence climatique et des manières dont nous pouvons espérer y répondre en nous tournant vers une pensée non moderne. Le confinement nous a appris que le monde de l'économie, qui a dirigé nos vies pendant des siècles et menace de continuer à le faire, est "un monde que personne n'avait jamais habité". C'est précisément cette économie, ou "Economie", que le confinement discrédite en disqualifiant les frontières au profit d'une expérience des enchevêtrement continués entre les terrestres (qui est celle des êtres sur Terre), où tout touche à tout, tout se poursuit dans tout, tout est ouvert à tout, "tout est vivant". L'Economie fonctionne comme la Nature des naturalistes (qui est tout autant une invention) ; au contraire l'écologie est "ce que devient l'Economie quand la description reprend". En nous sortant de notre égoïsme (entretenu par l'Economie et la croyance dans les lois de la Nature), le confinement nous invite à "nous égailler dans toutes les directions". "Si l'oxygène que je respire provient des bactéries, les poumons qui le respirent proviennent de ces lignées immensément longues qui s'en sont saisies comme d'une chance. Et moi, c'est la chance que j'ai de surfer quelque temps sur cette vague immense que je désigne comme 'mon corps'." Pour le dire autrement : je ne suis plus un point spatial (comme le voulait Descartes), localisé, mais je suis un pli leibnizien, non plus une "ligne de fuite" (comme dans la perspective des sujets de la peinture), mais une "ligne de vie".
On peut discuter à de nombreux endroits le dernier livre de Latour, et c'est tant mieux, il n'en reste pas moins une étape importante pour nous enseigner comment tirer des leçons utiles et joyeuses de la crise sanitaire que nous continuons de traverser.
Jean-Michel