Envie d'une lecture transversale inattendue ? Trois possibilités conseillées par Jean-Michel
Dernière mise à jour : 25 sept. 2020
Suite à mon précédent post sur les "lectures transversales", je prolonge ma première proposition sur des nouveautés de septembre pour mettre en avant des binômes d'ouvrages de notre fond (que nous vendons ensemble à la librairie), au fin donc moins de livres à lire que d'une expérience de lecture à vivre, quitte à créer certains effets de surprise ou de paradoxe.
Etre une chose : Dieu ou la matière organique (aliens)
La Chose. Pourquoi je suis catholique est un essai autobiographique du grand écrivain anglais G. K. Chesterton, bien connu des amateurs de nouvelles policières pour avoir inventé le Père Brown, inoubliable prêtre-détective, timide et rondouillard, maladroit et emprunté, adepte de la logique paradoxale et de l'humour débridé.

Dans ce livre polémique, publié en 1929 et inédit en français à ce jour, Chesterton entreprend d’expliquer les raisons de cette conversion, tout en ferraillant notamment contre les adorateurs de l’humanisme auquel l’époque commence de vouer un culte. « Il y a trois cents millions de personnes dans le monde qui acceptent les mystères que j’accepte et qui vivent confor¬mément à la foi qui est la mienne. Je veux vraiment savoir si l’on peut compter qu’il y ait un jour trois cents millions d’humanistes dans toute l’humanité. L’optimiste peut bien dire que l’humanisme sera la religion de la nouvelle génération, tout comme Auguste Comte a dit que l’Humanité serait le Dieu de la nouvelle génération ; et, en un sens, elle l’a été. Mais ce n’est plus le Dieu de la présente génération. Et la question est de savoir ce que sera la religion de la nouvelle génération après ça, ou de toutes les autres générations (comme il a été dit dans une certaine promesse d’autrefois) jusqu’à la fin du monde. »
En 1982, soixante ans plus tard, John Carpenter sort le film The Thing (littéralement : "la Chose") adapté d'un court récit John W. Campbell (revu par l'imaginaire de Lovecraft) et dont Howard Hawks avait déjà donné une version - nettement moins horrifique (le monstre est une carotte géante) - en 1951. L'intrigue met en scène un extraterrestre polymorphe excavé d'une calotte glaciaire capable de prendre les formes des différents êtres vivants qu'il croise sur son chemin, ce qui en fait un champion de l'évolution tout à fait redoutable pour les hommes qui vont devoir l'affronter dans un monde où Dieu a tout l'air d'être aux abonnées absents... En 2017, Dylan Trigg, chercheur affilié aux université de Memphis et de Dublin, écrit un livre sur le film en l'abordant sous l'angle de la philosophie d'une perception devenue "inhumaine" (dans le sillage des nouvelles ontologies orientées vers l'objet et de ce que Ian Bogost nomme "alien phenomenology" pour parler des nouveaux objets "étranges" outrepassant le cadre de notre expérience possible : unité d'ordinateur, réchauffement climatique, etc.). C'est The Thing. Une phénoménologie de l'horreur.

Qu’est-ce que le corps humain ? À la fois la plus familière et la plus méconnue des choses, le corps est au centre de l’expérience mais représente également le lieu d’une préhistoire antérieure à toute expérience. Étrange et inconnu, cet autre aspect du corps a bien trop souvent été négligé par la phénoménologie. En se confrontant à cette négligence, The Thing redéfinit la phénoménologie en tant qu’espèce du réalisme, nommée phénoménologie inhumaine. Loin d’être le simple véhicule d’une voix humaine, cette phénoménologie inhumaine permet l’expression d’une matérialité étrangère aux limites de l’expérience. En associant la philosophie de Merleau-Ponty, Husserl et Levinas à l’horreur de John Carpenter, David Cronenberg et H. P. Lovecraft, Trigg explore la manière dont cette phénoménologie inhumaine place le corps hors du temps. Remettant en question les notions traditionnelles de la philosophie, The Thing fait également écho aux philosophies contemporaines du réalisme. Le résultat n’est ni plus ni moins qu’une renaissance de la phénoménologie redéfinie à travers la focale de l’horreur.
Corps de Dieu, corps d'un extraterrestre (ce qu'est Dieu lui-même expressis verbis). Corps de Dieu, corps de l'homme. Corps du dieu-homme, corps du Christ. Le xénomorphe de Carpenter ne rejoue-t-il pas d'ailleurs le programme métamorphotique des dieux de l'Antiquité, des dieux à visages d'hommes et de femmes, dont Ovide (et les mythographes qui ont pris sa relève) ne nous a laissé que la version érotique et désirable, sans viscères sanglants ni déformations répugnantes ni douleurs insupportables des corps malmenés. (Les Métamorphoses d'Ovide, c'est aussi le legs, passé par Darwin, du Cinématographe et de son enregistrement/restitutition de la motilité des corps plutôt que des corps mobiles, car l'invention des frères Lumière est d'abord un art des transitions et des forces invisibles qui traversent les corps.) Cette créature infernale est peut-être le seul dieu que nous méritions encore dans notre époque : un dieu destructeur et sans compassion. Totalement dépourvu d'humanité. Dieu ou la matière visqueuse, la forme par excès et la forme par défaut, sont les deux extrémités pour comprendre ce qu'est une chose. Dieu, s'il existe, ne peut être qu'une chose. Et c'est tant mieux. Après tout, les choses, les biens, les possessions, ne sont-ils pas devenus nos nouveaux dieux païens ? "Qu'est-ce qu'une chose ?" demandait Heidegger en 1935. Dans notre monde d'"épidémie des choses" (Tristan Garcia), la chose, c'est tout et n'importe quoi.
Résister au néofascisme avec les insectes
En 1975, le poète, romancier et cinéaste italien P. P. Pasolini rédige pour le Corriere della sera un article resté célèbre, "Le vide du pouvoir en Italie" dans lequel il s'inquiète de la montée en puissance d'un nouveau fascisme, plus dangereux que ses prédédesseurs qui n'étaient "que" totalitaires, alors que celui est "totalisant" : la société de consommation néolibérale (il n'était pas alors le seul, de Marcuse à Debord). Face à elle, il regrette la disparition des lucioles (tuées par la pollution de l'air et de l'eau) qui, entre ses mains, deviennent des lueurs de résistance spirituelle à opposer au matérialisme athée du capitalisme et que le marxisme - un autre matérialisme athée - ne peut, selon lui, que trouver dans un retour au religieux et à l'épiphanie du sacré. Marxisme et catholicisme ne sont pas ennemis mais partagent l'amour du prochain et le respect de l'individu face au rouleau-compresseur du consumérisme financier et mondialisant. En 2009, le philosophe et historien de l'art Georges Didi-Huberman a consacré un texte brillant et critique à cet épisode.

Dante a, autrefois, imaginé qu'au creux de l'Enfer, dans la fosse des conseillers perfides , s’agitent les petites lumières (lucciole) des âmes mauvaises, bien loin de la grande et unique lumière (luce) promise au Paradis. Il semble bien que l’histoire moderne ait inversé ce rapport : les conseillers perfides s’agitent triomphalement sous les faisceaux de la grande lumière (télévisuelle, par exemple), tandis que les peuples sans pouvoir errent dans l’obscurité, telles des lucioles. Pier Paolo Pasolini a pensé ce rapport entre les puissantes lumières du pouvoir et les lueurs survivantes des contre-pouvoirs. Mais il a fini par désespérer de cette résistance dans un texte fameux de 1975 sur la disparition des lucioles. [...] On conteste ici ce pronostic sans recours pour notre malaise dans la culture. Les lucioles n’ont disparu qu’à la vue de ceux qui ne sont plus à la bonne place pour les voir émettre leurs signaux lumineux...
Devoir vivre dans une ère fasciste et militariste, c'est aussi ce qui arrive aux jeunes protagonistes de Etoiles, garde-à-vous ! de l'écrivain de science-fiction Robert A. Heinlein dans un roman publié en 1959, dont le cinéaste hollandais Paul Verhoeven a tiré un film en 1997, Starship Troopers (titre original du livre). Le roman suit les aventures d'un jeune soldat, Johnny Rico, engagé à la fin du XXe siècle dans une guerre planétaire contre des extraterrestres insectoïdes. Accusé abusivement de racisme (le mot "Punaise") et de fascisme lui-même, Heinlein, s'il distille une idéologie que l'on peut non sans raison tenir pour réactionnaire, machiste et proaméricaine, et qui a bien vieilli (ce dont on ne se plaindra évidemment pas), s'il n'échappe pas non plus à un anticommunisme de bon ton dans ces années de guerre froide (mais n'est-ce pas le sort de beaucoup de livres ou de films de science-fiction étasuniens de la séquence ?), Heinlein ne saurait se réduire - il a écrit d'autres livres empreints d'un profond humanisme (comme l'excellent L'Enfant tombé des étoiles) - à une caricature ni à un manichéisme contre lequel il nous met aussi justement en garde. Un livre à redécouvrir par une lecture éclairée, dans lequel l'idéal martial de l'engagement civil avec sa cohortes de postures conservatrices n'est pas à prendre au pied de la lettre mais se tient au coeur d'un dispositif également ironique sur les maux de l'Amérique, pas si éloigné que cela du contre-pied que semble en avoir pris Verhoeven dans son adaptation, et qui ne semble pas avoir perdu de son actualité pour peu qu'on le déplace sur d'autres théâtres.

Pour impressionner une fille et contrarier son père, le jeune Juan Rico s’engage dans l’Infanterie mobile, le corps d’armée réputé le plus dangereux. Après tout, il n’en a que pour deux ans, et la guerre est loin, aux confins de la galaxie. Mais tandis qu’il effectue ses classes et découvre la discipline sévère d’un bataillon d’élite, le conflit prend une nouvelle dimension, et le voilà embarqué dans une série de batailles mortelles qui le
transformeront à jamais.
Deux livres à lire en complément, tout à l'opposé l'un de l'autre, et pas seulement parce que l'un est un livre de fiction et l'autre un essai philosophique, dans lesquels les insectes sont au coeur d'une réflexion à conduire sur les devenirs et les fantômes de notre époque agitée.
Qui et où suis-je ? : ma conscience
Tout le monde connaît la fameuse formule de Descartes, qui ouvre la brèche à la subjectivité moderne : "Je pense, donc je suis" (Discours de la méthode), ou "Je suis, j'existe" dans la variante des Méditations métaphysiques. Et ce que je suis, c'est un "je", un "moi". Je suis moi, même si ce moi, chez Rimbaud ou chez Freud, peut être un autre... Une question d'importance et qui a longtemps occupé les savants européens est celle du siège de ce moi, de l'âme (comme on l'appelait à l'époque). Où suis-je ? Pour Descartes l'affaire est entendue : l'âme loge dans la glande pinéale. Si l'on regarde les traités médicaux que nous ont légués les siècles, la chose est moins évidente. Dans Et l'âme devint chair. Aux origines de la neurologie (2014), Carl Zimmer, maître de conférences à l'université de Yale, retrace avec fougue et passion tout le parcours, illustré de 14 gravures anatomiques de Wren tirées du Cerebri Anatome de Thomas Willis, du début de la nouvelle neurologie. Essai érudit, flamboyant, Et l’âme devint chair est le journal apocryphe d'une révolution scientifique.

En 1664, le médecin anglais Thomas Willis [...] publie à Londres son Cerebri anatome, un ouvrage enrichi de gravures magnifiques et minutieuses offrant au regard, pour la première fois dans l’histoire de la médecine occidentale, les ramifications des nerfs du cerveau humain. [...] Willis allait fonder une nouvelle science à laquelle il donna le nom de « neurologie », une science qui allait localiser l’âme humaine non pas dans le cœur, « siège de la conscience » selon Aristote, non pas dans les humeurs chères aux adeptes de la mélancolie et de la « bile noire », mais dans le réseau complexe des neurones cervicaux, rompant ainsi avec plus de deux millénaires de tradition médicale. Et l’âme devint chair retrace [...] l’histoire fascinante de Thomas Willis et de ses divers collaborateurs de l’université d’Oxford [...] , leurs multiples tentatives de dissection de cerveaux animaux ou humains, leurs interrogations religieuses face à la découverte du fonctionnement de la chair humaine, et ce au moment où l’homme s’interroge également sur la relation qu’il entretient avec sa propre pensée.
En 1947, A. E. Van Vogt imagine dans Le Livre Ptath un soldat de la Seconde Guerre mondiale décédé qui se réveillait quelque deux cent millions d'années plus tard amnésique dans le corps d'un dieu vivant extraterrestre. En 1973, Robert Silverberg pousse plus loin l'alliance de la science-fiction et de la métaphysique en posant autrement la question de la conscience incarnée dans un roman bref à propos duquel il dit lui-même que soit l'on "ne dépasse pas la troisième page, [soit] on fait partie de la minorité active de fans qui le relit régulièrement ». L'histoire - dont le titre nous ramène à notre christianisme de départ - est celle d'un homme, Clay ("l'argile" en anglais), nouvel Adam donc, mais aussi nouveau Messie, qui se retrouve transporté par un flux de temps dans un futur incompréhensible. Si le sujet est banal, le traitement, très éloigné des cycles plus connus de fantasy comme Le Château de Lord Valentin et ses deux suites, ne l'est pas : roman expérimental qui peut être ici ou là un peu daté (l'influence d'un certain psychédélisme hippie par exemple), ce sont ces travers qui lui permettent justement de développer une écriture tout entière sensorielle, empruntant à l'expérience de différents stupéfiants pour attraper la description au bout des influx nerveux par le seul plaisir des mots et des sensations d'un homme que son nouveau monde finira par façonner pour en faire une oeuvre d'art, et un livre qui est l'ars poetica de son auteur.

Il est seul et nu. Il n’a pas de souvenirs. Le monde a disparu. Et voici qu’un oiseau lui défèque dessus. Ca crée une relation. A présent, il a faim. Quelqu’un arrive et lui demande sa faim. Tiens, la faim est passée. Alors l’autre lui demande de se donner. Carrément. Et l’autre est un homme. Non, c’est une femme. De qui se moque-t-on ? Il voit bien qu’il est comme un nouveau-né, et on lui dit qu’il est très ancien. Trop ancien pour savoir que la mort est morte. Et il fait l’expérience de son corps. Il le rend fluorescent. Il viole la stratosphère. Il recouvre sa planète, continent par continent. Il crée tout ce qu’il voit, mais il doit tout recommencer à zéro et ça fait mal.
On connaît la réponse de Gainsbourg à la question qui donne son titre à ce troisième binôme de livres : "Chou ici ou/Dans la blanche écume varech/Sur la plage de Malibu"... A vous de vous faire votre idée !
Bonne lecture à toutes et à tous !
Jean-Michel