Exhalaisons et fiction-science
Lagon Noir affiche son projet : amener les lecteurs vers une autre expérience de la lecture dans laquelle les livres ne se suivraient pas les uns les autres en fonction de logiques de thématiques, de genres ou d'auteurs, mais selon de tout autres régimes transversaux. Ainsi, à un lecteur qui aime ou vient de découvrir Ray Bradbury et qui voudrait "lire quelque chose dans la même veine", comme on l'entend souvent, je ne conseillerais pas personnellement un autre livre de Bradbury ni même un autre livre de science-fiction, pas tout de suite, mais, s'il est tombé sous le charme des merveilleuses Chroniques martiennes, je l'orienterais vers les nouvelles fantastiques du grand écrivain argentin Cortázar ou vers certains ouvrages d'un historien de l'art comme Panofsky, car ce qu'il a aimé chez Bradbury c'est peut-être avant tout la mélancolie, et il faut d'autres textes parfois apparemment très éloignés pour qu'on s'aperçoive de ce qui nous a plu dans un livre. Les dauphins ne sont pas des poissons et l'on accède à d'autres vérités sur leur compte, plus profondes, si on les range avec les écureuils plutôt qu'avec les requins (avec lesquels ils partagent seulement une existence marine et un brin de morphologie). En lecture comme en tout, il faut prendre le risque du grand écart pour trouver les liens les plus estimables.
C'est là le moyen de vivre la lecture très différemment en enrichissant son rapport au monde pour aller là où l'on n'aurait pas pensé aller, mais où tout pourtant nous fait tendre. Lire, c'est n'est pas seulement découvrir des livres, c'est explorer des pans entiers inconnus de nous-mêmes. Le lecteur est toujours son propre livre. Et les grands écrivains ne sont pas ceux, comme disait Proust, qui savent donner de la consistance à des personnages irréels et qui nous sont extérieurs, mais ceux qui savent le mieux matérialiser devant nous les images de nos émotions et de nos caractères, désormais plus lisibles que ce que nous expérimentons confusément en notre for intérieur.
Petit exercice de lecture "distanciée".
Ce mois-ci Lagon Noir accueille deux nouveautés qu'il faut lire l'une avec l'autre (peu importe dans quel sens à vrai dire). Tout d'abord, le nouveau recueil de Ted Chiang, l'un des plus grands écrivains de science-fiction contemporains, adepte de la forme courte (il n'a écrit que des nouvelles et très peu), rare à la publication (son recueil précédent La Tour de Babylone contient au moins deux chefs d'oeuvre indépassables, dont le texte adapté dans le film Premier Contact ; l'autre est sur la visitation des Anges...), et ayant raflé tout ce qui se fait en terme de prix prestigieux dans le genre.

"Les neuf histoires qui constituent ce livre brillent à la fois par leur originalité et leur universalité. Des questions ancestrales – l’homme dispose-t-il d’un libre arbitre? si non, que peut-il faire de sa vie? – sont abordées sous un angle radicalement nouveau. Ted Chiang pousse à l’extrême la logique, la morale et jusqu’aux lois de la physique pour créer des mondes inédits dans lesquels les machines en disent long sur notre humanité."
Ce qu'est l'humain, si tant est qu'il soit quelque chose, ce que fait l'humain plus peut-être que ce qui fait l'humain, pluriel et inlassable, c'est aussi le travail de l'anthropologue que de s'y confronter. La seconde nouveauté de ce mois que je vous conseille est le dernier livre de Pierre Déléage, chargé de recherche au CNRS dans le Laboratoire d'anthropologie sociale. Dans L'autre-mental. Figures de l'anthropologue en écrivain de science-fiction, il s'attache à montrer comment l'anthropologue, lui aussi, invente des mondes pour mieux essayer de comprendre l'humain. N'est-ce pas Deleuze qui avait remarqué qu'en philosophie, "comme en science-fiction, on a l'impression d'un monde fictif, étrange, étranger, vu par d'autres créatures ; mais aussi le pressentiment que ce monde est déjà le nôtre, et ces autres créatures, nous-mêmes » ? Si l'on sait ce que de nombreux écrivains de science-fiction, incomparables "façonneurs" d'écosystèmes et de civilisations, doivent à l'anthropologie, de Jack Vance à Ursula Le Guin, Déléage fait ici le chemin inverse.

"Les anthropologues et les écrivains de science-fiction ne poursuivent-ils pas au fond une même quête, celle de l’altérité radicale ? Certes, tandis que les seconds recourent à la fiction pour figurer le monde vertigineux des aliens peuplant leur esprit, les premiers se recommandent de la science pour décrire des sociétés autres qui, aussi étranges et stupéfiantes que nous soient donné à voir leurs mœurs et leurs mentalités, n’en sont pas moins réelles. Cette frontière des genres, il arrive pourtant que certains anthropologues la franchissent : escamotant les modes de pensée des cultures qu’ils se proposent d’étudier, ils y projettent alors leur propre imaginaire métaphysique."
Bonne lecture à toutes et à tous !
Jean-Michel